Mardi 16 décembre

Comment décider dans un monde où personne ne sait tout ?

par Ilan Free, ECM Analyste chez Euroland Corporate


L’image du dirigeant dominant le paysage organisationnel depuis son poste de commandement, tel un stratège militaire surplombant le champ de bataille, conserve encore un certain prestige dans l’imaginaire collectif du capitalisme managérial. Pourtant, à mesure que les marchés deviennent plus volatils, les chaînes de valeur plus interconnectées et les technologies plus rapides que les plans quinquennaux, cette figure rassurante s’effrite. La centralisation décisionnelle, s’apparentant souvent à une forme de « dirigisme » d’entreprise, repose sur une hypothèse implicite mais erronée : celle selon laquelle l’information utile est accessible, homogène et mobilisable depuis un centre unique. Or, dans les faits, l’information est non seulement dispersée, mais aussi inégalement perçue, localement ancrée, parfois tacite, souvent volatile. Dès lors, la question n’est plus comment contrôler efficacement les rouages d’une organisation complexe ? Mais bien comment décider lorsque personne ne sait tout ?


La dispersion de la connaissance et les enseignements d’Hayek

Dans les sciences économiques comme dans le management, cette interrogation renvoie aux travaux fondateurs de Friedrich Hayek. Dès 1945, dans son article séminal The Use of Knowledge in Society, l’économiste autrichien démontrait qu’aucun planificateur central — qu’il soit à la tête d’un État ou d’une multinationale — ne peut réunir et traiter l’ensemble des « connaissances particulières de temps et de lieu » détenues par des milliers d’individus. Hayek soulignait que le problème économique fondamental n’est pas un problème d’ingénierie ou de calcul, mais un problème de coordination des savoirs dispersés. Cette critique, initialement adressée à la planification socialiste et à la prétention des technocrates à « construire » la société, s’applique avec une acuité mordante à la grande entreprise moderne. Trop souvent, celle-ci reproduit en son sein les travers de l’économie administrée : bureaucratisation, allocation politique des ressources, rigidité hiérarchique et déconnexion du réel. À force de filtrer, de lisser, de formaliser l’information pour répondre aux attentes du sommet, les signaux du terrain s’éteignent, la vérité devient invisible et la décision s’élabore dans une chambre d’écho.

Selon Hayek, l’organisation efficace n’est pas celle qui centralise tout pour optimiser ex ante, mais celle qui laisse émerger l’ajustement à partir de l’intelligence distribuée. Tenter de faire remonter l’intégralité des signaux vers le centre pour traitement rationnel, c’est ignorer à la fois la déperdition de sens en cours de route et la saturation cognitive du centre. L’efficacité naît d’une architecture qui fait circuler l’information là où elle est pertinente, pas d’un modèle qui prétend tout superviser depuis un poste unique.

Figure 1 - Le paradoxe de la connaissance centrale


Coordination sans centralisation : les leviers de l’agilité

Ce déplacement de regard est décisif. Le modèle taylorien classique, fondé sur la prescription et le contrôle, trouve encore des échos dans des environnements institutionnels où la planification conserve un statut symbolique élevé… Mais dans des contextes où la vitesse, l’incertitude et l’interdépendance dominent, l’obsession du plan devient un facteur de rigidité plus qu’un gage de rigueur. La stratégie ne peut plus être conçue comme un programme figé ; elle devient un cadre évolutif, fait d’ajustements successifs et de réalignements itératifs.

L’exemple d’Intel dans les années 1980 illustre parfaitement cette dynamique. Officiellement, la stratégie de l’entreprise restait tournée vers la production de mémoires DRAM, mais sur le terrain, les équipes industrielles constataient une érosion rapide des marges et une intensification de la concurrence. Plutôt que de suivre une ligne imposée, elles commencèrent à réaffecter progressivement les capacités de production vers les microprocesseurs, plus prometteurs. Cette inflexion ne résultait pas d’une décision venue d’en haut, mais d’une série de réallocations locales fondées sur des signaux concrets : évolution des prix, tensions sur la qualité, appétence croissante des clients pour les nouvelles architectures. Ce n’est que dans un second temps que la direction reconnut la validité de ce mouvement et réaligna officiellement l’entreprise. La stratégie gagnante ne fut donc pas conçue au sommet, mais révélée par l’organisation elle-même, et consolidée ensuite.


Le rôle du dirigeant dans un ordre spontané

Ce changement de paradigme redéfinit profondément le rôle du dirigeant. Il ne s’agit plus de concevoir le système parfait en chambre, mais de bâtir une architecture robuste face à l’inconnu. Le leadership repose moins sur la prévoyance que sur la capacité à rendre l’organisation adaptable. Le dirigeant devient un architecte institutionnel : il définit les règles du jeu, les incitations, les modalités de retour d’information, les garde-fous qui permettent aux bonnes décisions d’émerger sans être décrétées.

Cette humilité stratégique reste difficile à intégrer dans les contextes imprégnés d’une tradition dirigiste, où l’autorité centrale est perçue comme garante naturelle de l’efficacité. Cette culture de la prévoyance administrée, encore très présente en Europe, nourrit l’idée que l’action collective doit être orchestrée par un centre légitime. Ce réflexe vertical, hérité d’un imaginaire politique plus que d’une logique économique, se reproduit dans les grandes entreprises, avec les mêmes effets : lenteur des ajustements, culte du plan, déconnexion des signaux du réel.

Figure 2 - Du planificateur à l’architecte institutionnel


Décider dans un monde où personne ne détient toute l’information n’est pas un paradoxe ; c’est notre condition normale. Reconnaître cette réalité ne signifie pas renoncer à décider, mais décider autrement. La véritable intelligence stratégique n’est pas concentrée ; elle est distribuée. Et l’autorité ne consiste pas à tout savoir, mais à permettre à la réalité de s’exprimer.


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